Judex

jeudi 20 novembre 2008

Judex - Georges Franju - PosterGeorges Franju, 1963

En 3 films à peine (Les Yeux sans Visage, Judex et Nuits Rouges, dont je parlerai bientôt), Georges Franju vient de faire une entrée fracassante dans mon Top 10 des cinéastes préférés. J'ai bien peur que mon compteur Franju reste bloqué à 3 films pendant un certain temps. Ses autres films n'ont en effet jamais été édités en DVD (ou même en VHS) et sont absolument introuvables sur le net. J'ai vu qu'un autre de ses films, Pleins Feux sur l'Assassin (1960) serait projeté le 26 décembre à la Cinémathèque et j'hésite maintenant à écourter mes vacances de Noël pour ne pas le rater !

Judex est un remake du serial du même nom, réalisé par Louis Feuillade en 1916. Ou plutôt un hommage - comme nous le verrons plus loin. Ancêtre glorieux de Prison Break ou Plus Belle La Vie, le serial était un format de feuilleton à épisodes, très populaire dans les années 10, dont les plus connus étaient Les Vampires et surtout Fantômas (tous deux signés du même Louis Feuillade). Chacun des 10-12 épisodes d'une série était un moyen-métrage muet, parfois publié simultanément sous forme de romans-feuilletons dans les journaux, qui mêlait enquêtes policières à rebondissements, héros masqués et éléments fantastiques. Tous ces éléments sont repris avec beaucoup de bonheur par Georges Franju.

Judex - Georges Franju - Francine BergéDiana (Francine Bergé) en espionne masquée

Pitch : Judex (Channing Pollock), justicier masqué de son état, menace à coup de lettres anonymes de dénoncer le banquier Favraux, un fieffé gredin qui a trempé dans des affaires louches. Le banquier ne s'en soucie guère dans un premier temps et pense avant tout à organiser un bal de fiançailles pour sa fille Jacqueline (Edith Scob). Lors de cette fête, Favraux est mystérieusement assassiné. Profitant du trouble créé par cette mort, Diana (la divine Francine Bergé), ancienne employée des Favraux, tente de mettre la main sur des documents compromettants. Sa tentative échoue de peu et faute de mieux, elle décide d'enlever Jacqueline, la belle et évanescente fille du banquier mort (mais est-il vraiment mort ?) et dont est amoureux Judex. Bref, commencent alors de grandes parties de cache-cache et autres course-poursuites entre Judex et sa bande, Diana et sa bande et même le savoureux détective Cocantin qui ne comprend rien à rien. Mais, que fait la police me direz-vous ? Eh bien, rien, il n'y pas plus de police dans ce film que de vraisemblance. Mais cela n'a aucune importance.

Bon, je ne ferai pas durer le suspens plus longtemps : Judex est un chef-d'œuvre éblouissant, d'une grande modestie doublée d'une intelligence rare, un pur morceau de cinéma jubilatoire.

Un hommage
Comme dit plus haut, Judex est tout d'abord un hommage aux serials muets. Au-delà d'un certain nombre de gimmicks purement techniques (ouverture à l'iris, fondu au noir, cartons d'intertitres), l'histoire fait intervenir beaucoup d'ingrédients caractéristiques de ces serials : rebondissements à l"infini, chausses-trappes, deus ex machina, tours de magie, machines fantastiques et poursuites en voiture. Il est impossible de s'ennuyer une seconde. Contrairement aux Brigades du Tigre (la série TV hein, pas le film de 2006 avec l'infâme Clovis Cornillac) que je trouvais empêtrée dans une certaine rigueur formelle (née sans doute d'une volonté de reconstitution historique précise qui étouffe la fantaisie), Franju prend ici un parti pris esthétique qui fait que son film va au-delà de l'humble hommage à ces feuilletons policiers d'époque.

Judex - Georges Franju - Channing PollockPoursuite en voiture d'époque avec le jeune Pierrot, le savoureux détective Cocantin et l'inexpresssif Judex

Là où Franju est très fort, c'est qu'il arrive à nous faire aimer son hommage même si on ne connaît pas les films originaux (Les Vampires et Judex donc : que je n'ai jamais vus mais que je brûle de découvrir maintenant). Il n'y a jamais d'insistance sur les références utilisées, jamais de lourds clins d'œil de connivence au spectateur (en dehors peut-être d'un gros plan sur un livre de Fantômas). En fait, Franju se sert de ces films muets comme d'une boîte à outils dans laquelle il pioche certaines recettes qui lui permettent de servir son propos, le tout avec beaucoup d'humilité (Franju n'est pas un pillard). Et quel est ce propos ? Selon moi, il est d'offrir un poème visuel à son spectateur, une illustration cinématographique du surréalisme.

Un cinéma de corps
Judex - Georges Franju - Edith ScobFranju fait assez vite passer au second plan l'histoire invraisemblable qui nous est racontée. Ce qui compte pour lui, c'est l'image et l'émotion qu'elle dégage. Plus précisément, Judex est un film de corps. Les personnages sont incroyablement marquants, non pas par l'importance qu'ils ont dans l'histoire, ni même par leurs dialogues, mais uniquement par leurs apparences corporelles : silhouette, costume et visage. Tous crèvent l'écran, non par leur jeu d'acteur, mais tout simplement par leur existence physique. Franju ne saurait rendre ainsi un plus bel hommage au cinéma muet.

Le héros Judex, désincarné, impassible et inexpressif semble ne pas appartenir au monde des vivants. Edith Scob, toute de blanc vêtue, diaphane et évanescente, paraît sortie d'un tableau de Botticelli. Mais celle qui m'a le plus impressionné est Francine Bergé : avec sa tunique noire ultra-moulante, son masque de chat sur les yeux, son accroche-coeur dans les cheveux et sa dague le long de la cuisse, elle incarne l'un des personnages féminins les plus sexy et fascinants qu'il m'ait été donné de voir. Elle me rappelle d'ailleurs fortement l'über-sexy Emma Peel (période Diana Rigg) de Chapeaux Melons et Bottes de Cuir. Après un peu de recherche, il s'avère que ce personnage est directement inspiré d'Irma Vep, héroïne des Vampires de Feuillade (1914) et interprétée par la vénéneuse Musidoria.

Judex - Georges Franju - Francine Bergé - Strip tease nonne
Je ne suis pas prêt d'oublier le strip-tease que nous offre Diana déguisée en nonne. Notez qu'elle n'enlève sa coiffe qu'à la fin ! Délicieusement fétichiste et osé pour l'époque ...

Au-delà des personnages, on retrouve dans Judex le bestiaire habituel de Franju (dont le premier court-métrage, Le Sang des Bêtes, était un documentaire sur les abattoirs du Canal de l'Ourq) : des chiens, des colombes (celles qu'on retrouvera plus tard chez John Woo), des hommes-araignées qui grimpent le long des murs et surtout des personnages à tête d'oiseau qui hantent le bal masqué, qui est pour moi une des plus belles scènes de cinéma qu'il m'ait été donné de voir.

Au bal masqué ohé ohé
La scène la plus marquante du film est donc le fameux bal masqué donné en l'honneur des fiançailles de Jacqueline. Au-delà du luxe majestueux qui s'en dégage, l'élément marquant de cette scène est que chaque invité porte un masque d'oiseau. Je laisse la parole à mon ami Jean Rollin :
"(...) le célèbre plan de JUDEX, qui part de ses pieds et remonte : on voit alors le personnage en smoking avec une tête de vautour tenant dans sa main une colombe morte en apparence, et il avance en traversant la salle du bal masqué et vient se mettre devant le maître des lieux avec sa colombe et il la ressuscite… sur la musique de Maurice Jarre. C'est un des plus beaux plans de toute l'histoire du cinéma pour moi. Je me le repasse souvent, mais bon c'est Franju qui l'a fait et signé, avec son immense talent."
Judex - Georges Franju - Bal masqué
Jean Rollin a bien raison : cette scène est stupéfiante de beauté, lourde d'une signification que je n'arrive pas à identifier mais qui plonge dans le plus profond de nos sens. J'aimerais bien avoir l'avis d'un psychanalyste sur cette scène ! En la voyant, on pense évidemment à cette scène de bal costumé orgiaque dans Eyes Wide Shut de Kubrick. Pour ma part, je pense également à quelques plans de La Vampire Nue de Rollin, où des personnages à têtes d'animaux se livrent à des expérimentations scabreuses sur des filles vampires.

Vous pouvez voir cette scène, en assez bonne qualité, ici. Mais pour les parisiens patients, attendez plutôt le passage du film à la Cinémathèque le 28 décembre à 19h. J'aurais vraiment préféré découvrir cette scène inoubliable sur grand écran plutôt que sur ma petite télé.

Judex - Georges Franju - Edith Scob - Bal masqué

Entendons-nous bien, Judex n'est pas non plus exempt de défauts (l'insignifiance de Channing Pollock, l'abondance de scènes qui dépassent la vraisemblance) mais ces petites failles sont balayées par l'extraordinaire esthétique du film et par beaucoup d'autres qualités que je peine à énumérer : l'économie de dialogue mettant si bien en valeur la narration, un humour omniprésent via ce personnage de Cocantin ou encore un expressionnisme constant (notamment via ces prises de vue où le premier et l'arrière plan sont séparés par une vitre).

Tentative de conclusion
Contrairement à un certain nombre de films-hommages qui n'ont pas d'existence propre (c'est à dire qu'ils n'auraient aucune valeur si l'objet de leur hommage n'avaient pas été là, je pense en particulier aux films de Tarantino, à la nouvelle trilogie Star Wars, à la franchise Scary Movie), Judex transcende les influences dont il se réclame.

On peut ne rien connaître des serials des années 1910, on peut même n'avoir jamais vu de films muets et, allons-y, on peut même n'avoir jamais vu de film tout court, on sera forcément bouleversé par Judex, objet de fascination qui nous ramène à l'essence même du cinéma : des images animées qui nous font voyager, vibrer, vivre. Oui, le cinéma semble avoir été inventé pour que des œuvres sensorielles comme Judex ou Mulholland Drive soient proposées à nos yeux ébahis.

Judex - Georges Franju - Francine BergéHelp !

Judex - Georges Franju - Channing PollockJ'aime beaucoup la construction de ce plan hautement expressionniste

Judex - Georges Franju - Francine BergéUne dernière fois, l'exquise Diana (Francine Bergé) en costume d'Irma Vep, avec sa petite dague à la cuisse

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1 commentaires:

Anonyme a dit…

Cet article donne über envie de voir le film !

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