F.W. Murnau, 1927
Pitch : L'Homme et la Femme (les personnages ne sont pas nommés), paysans mariés, nous sont présentés comme malheureux en ménage. L'Homme a en effet une Maitresse, qui lui fait perdre la tête et le pousse progressivement à la ruine. Vénéneuse et vénale, elle propose à l'Homme de la rejoindre à la Ville et, pour cela, de se débarrasser de sa Femme en la noyant. Un plan simple donc. L'Homme met ce projet à exécution et emmène sa Femme faire une promenade en barque dans le but de la jeter à l'eau. Mais il hésite au dernier moment et renonce à ce meurtre. La Femme s'enfuit, étouffée de panique. L'Homme la rejoint et ils arrivent dans la Ville, un peu par accident. Au fur et à mesure de leurs pérégrinations dans la Ville qui est un monde qui leur est étranger et hostile, le couple se ressoude. A force de contrition et de gentillesse, l'Homme parvient à faire comprendre à La Femme à quel point il regrette ses intentions. Celle-ci est petit à petit rassurée et nous voyons notre couple heureux comme au premier jour. Au moment où ils rentrent chez eux en bateau, ivres de vin et de bonheur, une tempête se lève ...
L'Aurore, film muet à grand budget de 1927, est le premier film américain de Friedrich Wilhelm Murnau, cinéaste emblématique (avec Fritz Lang) du courant expressionniste allemand et auteur de Nosferatu (1922), film de vampire fondateur du genre, que j'ai vu il y a bien longtemps et qui m'avait un peu ennuyé dans mon souvenir. De même que le Cuirassé Potemkine, L'Aurore est régulièrement présenté comme un monument du cinéma mondial : il est même en quatrième position du top 100 des Cahiers du Cinéma (le premier étant le pénible Citizen Kane).
Alors alors, qu'est-ce que ça donne, 82 ans plus tard, pour le spectateur lambda que je suis ? Et bien ça donne un chef d'œuvre total. Ultime et universel. Mais n'anticipons pas et essayons de trouver quelques explications à cette beauté sidérante, sur le fond comme sur la forme.
La forme
J'ai d'abord bondi de mon siège, au bout de dix minutes, lors d'un plan-séquence absolument hallucinant de virtuosité. Moi qui suis souvent fan des plan-séquences (les 20 premières minutes de Snake Eyes, La Corde de Hitchcock, le clip Wannabe des Spice Girls et mon préféré : l'arrivée au cabaret de Henry et Karen dans Les Affranchis de Scorsese - il faut le voir pour le croire), j'ai été épaté de voir un tel plan-séquence dans un film de 1927.
Le déroulement de cette scène est le suivant : l'Homme a rendez-vous dans les bois avec sa maîtresse, la caméra le suit, il franchit un pont, enjambe une rivière et puis la caméra devient subjective, on avance dans la forêt, les branches s'écartent et la Maîtresse apparaît et enfin, la caméra perd sa subjectivité car on voit finalement l'homme revenir dans le cadre, s'avancer vers la fille et l'embrasser fougueusement. Tout cela en un seul plan donc, d'une fluidité et d'une beauté confondantes. Vous pouvez vous faire une idée de cette fameuse séquence sur YouTube (du début jusqu'à 1'30) mais la qualité est assez moyenne et ne rend pas justice au film. J'ai lu que c'était Murnau qui avait un peu inventé les plan-séquences et les déplacements complexes de caméra, à l'aide de systèmes assez compliqués de câbles et de coffres en bois qui portaient la caméra. Quel homme.
D'un point de vue formel toujours, L'Aurore comporte un certain nombre de trucages optiques, hardis pour l'époque, où deux voire trois images se superposent. En bon cinéaste intelligent, Murnau ne place jamais ces effets spéciaux pour la frime mais uniquement pour illustrer un propos et renforcer une idée : la frénésie des vacances via une baigneuse et un paquebot qui se mélangent, l'agitation de la ville via l'orchestre qui se démultiplie et surtout la tentation de la chair via l'apparition de la Maîtresse autour de l'Homme. Murnau nous rappelle qu'avant d'utiliser des effets spéciaux, il faut d'abord avoir quelque chose à dire. N'est-ce pas Mr Georges Lucas ?
Enfin, pour terminer sur la forme, L'Aurore est sans surprise un film expressionniste. J'utilise ce mot un peu à tout va, sans forcément être sûr de ce qu'il signifie. Pour moi, l'expressionnisme au cinéma consiste à déformer la réalité afin d'accentuer un propos. Pour les décors, ça donne des perspectives déformées, des murs pas droits ou plus généralement des décors irréalistes. L'exemple le plus frappant dans ce genre est Le Cabinet du Docteur Caligari (Robert Wiene, 1920), que je vous recommande chaudement, dans lequel tous les décors sont complètement de travers, afin de montrer la folie du narrateur. Pour les personnages, une touche expressionniste implique pour moi des visages déformés, des yeux hallucinés et des attitudes exagérées. Ma théorie qui n'engage que moi est que l'expressionnisme est fortement lié au cinéma muet : dans la mesure où les personnages ne parlent pas et dans la mesure où c'est un peu "tricher" que de multiplier les intertitres, le cinéaste va accentuer les expressions faciales et corporelles pour faire passer le message. Et au final, cette exagération, artificielle et irréelle, transforme ces films en des poèmes en les extirpant de la réalité. Avec l'arrivée du cinéma parlant, j'ai l'impression que ce système s'est un peu effondré et je ne sais plus très bien ce qu'est devenu l'expressionnisme. Je retrouve toutefois cette idée d'irréalité "forcée" dans les dialogues des très beaux films de Rohmer - un grand admirateur de Murnau au passage.
Un plan hautement expressionniste : les deux vieux sont complètement excentrés, semblent écrasés par cette lanterne au premier plan, et surtout, mangent leur soupe sur une table de travers !
Mais je m'égare un peu. Revenons à L'Aurore et intéressons-nous un peu à son propos, qui justifie de tels parti-pris formels.
Le Fond
A l'image de ces deux femmes entre lesquelles l'homme hésite (et il hésite non pas avec une légèreté rohmerienne mais plutôt avec les terribles accents d'une tragédie grecque), L'Aurore est un film totalement binaire : dans sa forme, dans ses actrices, dans son histoire et même dans la construction de ses plans.
On peut facilement dresser un petit tableau récapitulatif de cette dualité représentée par ces deux femmes :
La Femme | La Maîtresse | |
Le jour | La nuit | |
Le soleil | La lune | |
La blonde | La brune | |
La campagne | La ville | |
L'amour pur | Les pulsions sexuelles | |
L'enfance | L'âge adulte | |
Le naturel | L'apparat | |
La femme-enfant | La femme-vampire | |
La dominée | La dominatrice |
Le titre du film rappelle d'ailleurs la victoire finale du jour sur la nuit. En regardant le petit tableau ci-dessus, on pourrait se dire que L'Aurore est un film assez basique, manichéen et donc cousu de fil blanc. Et bien ce n'est pas tout à fait vrai. Pour deux raisons.
D'une part, le personnage principal, l'homme, est lui très humain justement, imprévisible, changeant, hésitant. Il est livré à lui-même dans ce monde où il doit faire des choix entre deux femmes, entre deux environnements (ville & campagne) et entre deux forces contradictoires qui agissent sur lui : ses envies d'une part et ses pulsions, d'ordre sexuel principalement, d'autre part. Je ne suis pas expert en psychanalyse mais il me semble que c'est ce que dit Freud quand il parle de l'opposition constante entre le moi et le surmoi.
Bref, dans cet environnement binaire, intérieurement comme extérieurement, l'homme doit trouver sa voie et s'affirmer. Nous le verrons donc changer souvent d'avis, se poser des questions, se prendre littéralement la tête et passer par beaucoup humeurs différentes avant de retrouver une certaine félicité. Ces changements d'états sont admirablement soulignés par le jeu expressionniste de Georges O'Brien. Entre son visage joyeux et sa mine des mauvais jours, il est méconnaissable.
Les différentes facettes de l'Homme : la tentation meurtrière ... puis le profond remords ....
D'autre part, et pour des raisons que j'arrive moins à comprendre, L'Aurore n'est pas "lourd" car c'est un film auquel on s'attache très facilement. A l'instar des films de Frank Capra, le propos de Murnau, quelque peu manichéen, est convaincant car il est exposé avec un vrai point de vue d'artiste. Certains films vous assènent parfois un propos basique comme un coup de marteau : le message est percutant mais on ne peut ni respirer ni réfléchir et on a un peu l'impression d'être manipulé et de perdre son esprit critique. Je pense notamment à des atroces films comme Tueurs Nés ou Requiem for a Dream. Dans le cas de L'Aurore, malgré son côté superproduction (fait rarissime : Murnau disposait d'un budget illimité pour son premier film américain !), L'Aurore n'est en rien un film pesant et Murnau semble plutôt inviter le spectateur à réfléchir.
Par la magie de ses somptueuses images et par la justesse des acteurs, L'Aurore se révèle être extrêmement attachant - un de ces films qu'on a envie de s'approprier tellement il donne l'impression de s'adresser à nous nous nous. Tout spectateur est forcément concerné par cette description du tiraillement entre les envies et les pulsions. Il s'agit tout simplement de l'histoire de chacun d'entre nous.
Bref, sur le fond comme sur la forme, L'Aurore est un film d'une beauté stupéfiante et qui mérite largement sa place dans le Panthéon du cinéma mondial - largement plus que le lourdingue Cuirassé Potemkine si vous voulez mon avis.
Et encore quelques images ...
La tentative de meurtre. L'Homme a emmené la Femme pour une promenade en barque.
1. La Femme sourit à son mari : "Ça va chéri ?".
2. Ça va pas trop apparemment. Terrible regard de l'Homme.
3. Il s'approche à pas lents et surs, avec une silhouette qui n'est pas sans rappeler celle de Nosferatu.
4. Il enjambe le banc et s'approche. On raconte que Murnau avait lesté de plomb les chaussures de l'acteur pour accentuer la démarche lourde.
5. Elle est paniquée et refuse de croire à ce qui lui arrive.
6. Elle a compris et le supplie maintenant. "Pitié !"
Murnau aurait voulu filmer un viol qu'il n'aurait pas procédé différemment.
Et pour finir en douceur, la séquence du réveil de la Femme :
Elle dort paisiblement, ouvre les yeux, sourit à son mari et enfin l'embrasse. Que c'est simple ! Que c'est beau !
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