Jacques Rozier en force - I

mercredi 14 janvier 2009

Jacques RozierEn 50 ans de carrière, Jacques Rozier n'a réalisé que 5 long-métrages, dont un est toujours inédit. A l'image des personnages de ses films, à l'image de ses films mêmes qui s'étirent sans cesse, Jacques Rozier est un cinéaste qui prend son temps. Des 4 long-métrages du coffret édité par Potemkine, j'ai déjà longuement parlé de Du côté d'Orouët, qui reste mon préféré. Les trois autres sont toutefois également remarquables, d'une grande virtuosité doublée d'une liberté de ton que je n'ai jamais retrouvée ailleurs.

J'essaierai d'être un peu plus concis que d'habitude en me limitant, par film, à un court pitch, une impression générale et enfin une scène et/ou une image clé.

Adieu PhilippineAdieu Philippine (1961)

Pitch
: Michel, un jeune appelé pour l'Algérie, passe ses dernières semaines de liberté, entre Paris et la Corse, à hésiter entre Liliane et Juliette, deux ravissantes filles qui lui courent après.

Impression générale : Je crois qu'Adieu Philippine est le film le plus connu de Jacques Rozier car il est très fortement estampillé du sceau Nouvelle Vague. Son parrain dans le cinéma était Jean-Luc Godard et on voit dans le supplément du DVD que Truffaut s'était battu bec et ongles pour défendre le film - qui a eu très peu de succès d'ailleurs. De la Nouvelle Vague, Jacques Rozier emprunte un certain nombre d'éléments caractéristiques (caméra à l'épaule, décors naturels, dialogues improvisés, montage haché) mais également l'esprit : liberté de ton & esprit frondeur qui annoncent les révolutions culturelles et sexuelles à venir.

Mais j'ai trouvé qu'Adieu Philippine sortait un peu du carcan de La Nouvelle Vague en apportant une touche de réalisme classique (la présence sourde de la guerre d'Algérie, l'excellente scène de déjeuner avec les parents de Michel, la description du petit monde de la télévision, le Club Med corse etc). On retrouvera d'ailleurs cette notion de réalisme dans ses films suivants. Rozier ne penchera en fin de compte ni du côté de la rébellion (comme Godard) ni du côté de l'introspection douce-amère (comme Truffaut) mais plutôt du côté de l'évasion, du pas de côté. "Courage, fuyons !" semble-t-il nous dire. Et c'est en ce sens qu'Adieu Philippine est un film unique - surtout quand on y ajoute l'ahurissante scène ci-dessous.

Une séquence
Une fois n'est pas coutume, je mets ici un extrait du film car c'est le seul moyen de rendre vraiment justice à un plan qui est tout simplement pour moi l'un des plus beaux plans de toute l'histoire du cinéma.

Le contexte : Michel est sur le point de partir en Algérie et il passe une dernière soirée en Corse avec les deux filles.

Le plan dont je parle dure 40 secondes, entre 1'40 et 2'20 dans la vidéo ci-contre. On voit Liliane (Yveline Céry) assise, tourner la tête vers nous, se lever, danser doucement avec les bras le long du corps et se rapprocher de nous avec un regard complètement hypnotisant, inoubliable. Elle ne cligne pas des yeux pendant ces splendides 40 secondes - accompagnée par une musique d'une beauté légèrement nostalgique (j'offre mon DVD de 2001 Odyssée de l'Espace à qui arrivera à m'en trouver le titre).

En fait Liliane danse pour Michel. Notez comme la caméra épouse le point de vue du garçon : quand Liliane se lève, elle nous apparaît en contre-plongée et puis on sent qu'il se lève, la caméra devient plus "haute" qu'elle et enfin il s'approche doucement de Liliane, irrésistiblement attiré, tout aussi fasciné que nous par cette danse pleine de promesses indicibles. Tout cela est magistral. De mon point de vue, cette danse, pourtant très prude, est mille fois plus sensuelle que la danse de Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme - comparativement vulgaire, fade et ayant mal vieilli.

J'ai beau chercher parmi tous les films que j'ai déjà vus, je n'arrive pas à trouver une séquence qui m'ait autant ému. Jacques Rozier est bien charitable de nous mettre, pendant ces 40 secondes, à la place de Michel et de nous offrir ainsi le regard si sensuel d'Yveline Céry. Un pur moment de bonheur cinématographique.

Yveline Cery - Adieu PhilippineYveline Cery - Adieu PhilippineYveline Cery - Adieu Philippine
Yveline Cery - Adieu PhilippineYveline Cery - Adieu PhilippineYveline Cery - Adieu Philippine
Yveline Cery - Adieu PhilippineYveline Cery - Adieu PhilippineLors de la présentation du film à Cannes en 1962, Jean-Luc Godard, toujours plein de nuance, déclara : "Quiconque n’aura pas vu Yveline Céry danser les yeux dans la caméra ne pourra plus se permettre de parler cinéma" Han ! Bien d'accord pour une fois !

Cette scène n'aurait sans doute pas le même impact si elle était placée au début du film. Là, on sait que Michel va bientôt partir pour la guerre et une douce nostalgie s'empare de nos personnages, comme souvent dans les films de Rozier. Michel regrette-il de ne pas avoir choisi entre ces deux filles ? Et elles, regrettent-elles de s'être neutralisées l'une l'autre et de ne pas avoir réussi à mettre la main dessus ? Toutes ces questions resteront irrésolues et on sent la tristesse, voire une certaine amertume, poindre. On sent que Michel commence doucement à penser à la guerre, cette chose encore plus inconnue que l'amour, et qu'il va sans doute longtemps repenser à cette dernière délicieuse soirée.

Toujours dans la même vidéo ci-dessus, notez la jolie reprise du thème musical à 5'10 (pile au moment où les filles lui demandent de choisir) et, surtout, le chaste baiser, à 6'40, de toute beauté, plein d'ingénuité trouble.

Yveline Cery - Adieu PhilippineBeaucoup d'autres scènes d'Adieu Philippine mériteraient qu'on s'y attarde longuement. Je citerais :
  • le long et beau travelling des deux filles sur les Grands Boulevards
  • la touchante scène de "Bonjour Philippine" (vous connaissez ce truc auquel on joue quand on trouve une amande avec deux noyaux ? J'y jouais avec des Treets étant petit) qui donne son titre au film et qui illustre bien l'indécision amoureuse de nos trois héros
  • la scène de boîte de nuit avec ce "vieux" de 40 ans qui, sur une invitation à danser un cha-cha-cha pas bien méchant, réplique un étonnant "Je considère ces danses brutales comme l'expression parfaite de la sécheresse de coeur de la jeunesse actuelle". Qui parle à travers cette dernière phrase ? Jacques Rozier ??
In fine, je n'ai pas réussi à être concis sur Adieu Philippine mais les moments de grâce sont suffisamment rares au cinéma pour qu'ils méritent qu'on s'y attarde. Je ferai donc un deuxième billet sur les deux autres films de ce coffret : Maine Océan et Les Naufragés de l'île de la Tortue.

Et comme souvent, je profite de ce billet pour proposer à vos yeux fatigués par tant de lecture quelques bien belles images de ce bien beau film.

Yveline Cery - Stefania SabatiniJean-Claude Aimini
Marivaudage à trois dans la voiture sur les routes de Corse


Yveline Cery - Stefania Sabatini - Jean-Claude AiminiYveline Cery - Stefania Sabatini
Le temps de la rigolade ... que suivra le temps des adieux, sur le quai à Calvi (j'adore la tenue et la posture des filles)

Terminons (pour de vrai !) par deux mots sur le DVD du coffret qui propose deux court-métrages de jeunesse de Jacques Rozier :
  • Rentrée des Classes (1955) raconte la fugue d'un élève qui décide de remonter une rivière plutôt que de se rendre à l'école. Ce film est un peu à mi-chemin entre Zéro de Conduite de Jean Vigo et Les Mistons de Truffaut. Je ne peux pas dire qu'il m'ait captivé mais on sent déjà dans cette première oeuvre une éloge des chemins de traverse que l'on retrouvera par la suite. Je note tout de même quelques très beaux plans de ce garçon livré à lui-même dans le cadre enchanteur de la rivière.
  • Blue Jeans (1958) met en scène deux jeunes dragueurs (et leurs techniques de drague) sur les plages du Sud de la France. Bien que rempli d'une certaine désinvolture charmante, ce court-métrage ne m'a paru être qu'une étude préparatoire à Adieu Philippine qui allait suivre quelques années plus tard.
Notons que pour ces court-métrages, la bande-son est assez mauvaise, rendant parfois les dialogues incompréhensibles - chose assez étonnante pour un DVD qui vient d'être édité.

Bon et moi il faut absolument que j'arrive à écrire des billets un peu plus courts sinon je ne vais jamais réussir à garder mes lecteurs.

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