Jacques Rozier en force - II

vendredi 16 janvier 2009

Suite et fin du coffret Jacques Rozier, dont j'ai encore un peu de mal à me remettre, tellement ces films m'ont mis une claque.

Les naufragés de l'île de la Tortue (1974)

Pitch : Deux employés d'une agence de voyage (Pierre Richard et Jacques Villeret) inaugurent un nouveau concept de vacances, baptisé "Robinson Crusoë", où les touristes sont largués sur une île déserte, sans aucun moyen de subsistance. Évidemment, rien ne va se passer comme prévu.

Impression générale : on est d'abord frappé par le jeu de Pierre Richard et Jacques Villeret, à mille lieux des clichés dans lesquels ils se sont (laissé ?) enfermés : le distrait gaffeur pour le premier, le pataud timide et plein de sagesse pour le second. Ici, ils interprètent des personnages nettement plus subtils, dont la richesse ne nous est révélée que petit à petit, par couches successives. A l'image du voyage organisé par nos héros, Les Naufragés est un film complètement en roue libre, où l'improvisation a la part belle mais qui peut dérouter par ses trous de scénario d'une part et la longueur des scènes d'autre part.

On peut voir dans ce film une charge contre l'exotisme de pacotille qui nous est vendue par les voyagistes et qui s'avère être en carton-pâte une fois sur place. Je préfère pour ma part voir dans Les Naufragés une nouvelle illustration enchanteresse du thème de prédilection de Jacques Rozier. A savoir une ode à la liberté, aux chemins de traverse et au doux vertige que procure des situations inhabituelles.

Une scène : lors de la phase de reconnaissance, Pierre Richard et Jacques Villeret arrivent sur un îlot désert et paradisiaque. A propos de rien, ils prononcent chacun un discours complètement déjanté, hors de tout propos et assez drôle. Constituée d'un plan fixe, sans aucun lien avec le reste de l'histoire, cette scène est totalement gratuite, insérée ici par Rozier pour le simple (et grand) plaisir du spectateur.
Pierre Richard : Au nom du Roi de France, je prends possession de ces terres inconnues. Nous y planterons des bananiers, des caféiers, de la canne à sucre. Nous ferons venir des Noirs africains que nous ferons travailler pour nous. Ainsi, nous établirons la prospérite du Royaume. Vive le Roi !
Jacques Villeret : Au nom de la République, l'esclavage sera aboli. Le droit de vote sera reconnu à tous. Et tous auront droit à la sécurité sociale. Nous construirons des routes, des hôpitaux, des écoles, des hôtels, des marinas, des pizzerias, des drugstores et puis des aéroports, grâce auxquels nous déverserons des touristes par charters entiers. Et ainsi nous réaliserons de substantiels bénéfices ... profitables à tous naturellement car il est évident que chacun peut investir librement ses capitaux.
Les deux : Vive la République !
Mais qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Ce genre de discours, à mi-chemin entre Alfred Jarry et Boris Vian, ce sens du décalage et de l'absurde est tellement réjouissant, tellement frais.

Une image :
La divine Caroline Cartier, qui après La Vampire Nue et Du côté D'Orouët, continue à enchanter chaque plan dans lequel elle apparaît


Maine Océan (1986)

Pitch : Deux contrôleurs SNCF (Bernard Menez et Luis Rego), une danseuse brésilienne, une avocate et un marin bourru se retrouvent à passer une soirée mémorable dans les bars de l'île d'Yeu, suite à des concours de circonstances inénarrables et en dépit de toutes leurs différences sociales et linguistiques.

Impression générale : j'ai trouvé la mise en place un peu laborieuse mais une fois tous les acteurs réunis et le décor de l'île d'Yeu planté, le talent de Jacques Rozier s'exprime pleinement. Les personnages, livrés à eux-mêmes dans des situations incongrues, saisissent à pleine main l'espace de liberté inhabituelle qui leur est offert et deviennent profondément humains et extrêmement attachants.

Une scène : la scène de la samba dans la MJC de Port-Joinville est pour moi la scène-clé de Maine Océan. Pour des raisons qui seraient bien trop longues à raconter, tous les personnages qui nous ont été présentés depuis le début du film se retrouvent ensemble pour répéter et interpréter une samba. Tout le monde s'y met, à la hauteur de ses moyens. Emporté par les vapeurs de l'alcool et le pouvoir d'envoûtement de la musique, chacun finit par oublier qui il est pour ne plus vivre que l'instant présent.

Cette longue scène (près de 15 minutes je pense) déborde d'optimisme et de générosité. Derrière tout ce qui sépare ces personnes les unes des autres, Jacques Rozier parvient à nous montrer qu'il y a la même envie de vivre - envers et contre tout. Je ne suis pas près d'oublier Bernard Menez, complètement bourré, en train de faire des maracas avec des verres de bière. Sans aucune mièvrerie, et sans nous faire la morale non plus, Rozier donne dans cette scène une superbe leçon de tolérance et d'ouverture aux autres. Impressionnant.

Une image :
Bernard Menez marchant sur les bancs de sable avec sa valise, entre deux eaux, un peu ici et un peu ailleurs, à l'image du film.

Éphémère conclusion sur Jacques Rozier
Posons quelques cas pratiques :
  • Si un jour, sur un coup de tête, vous avez choisi de monter dans le train pour Rennes plutôt que dans celui pour Marseille comme prévu
  • ou si vous avez déjà proposé à un(e) inconnu(e) dans la rue de boire un verre avec vous, sans but précis mais plutôt par instinct
  • ou si vous avez déjà été bloqué 24h dans un endroit inhabituel (un aéroport, un refuge de montagne) mais que cette attente n'a pas été un calvaire pour vous mais plutôt une heureuse surprise pleine de moments rares et inoubliables
  • ou encore si tout simplement vous avez déjà passé des journées en voiture à rouler sans but précis d'un endroit à l'autre, sans pression, sans entrave et sans excès
... bref, si vous avez déjà vécu ce genre de situation, volontairement ou non, vous aurez peut-être ressenti un délicieux vertige lié à ce doux déraillement qui vous fait sortir de votre cadre habituel, vous oblige à improviser et tout simplement vous fait revivre.

Eh bien c'est ces moments-là que les films de Jacques Rozier décrivent avec une remarquable acuité. En plus d'être rafraîchissante, je trouve cette approche très originale. Le seul film avec lequel je pourrais comparer les films de Rozier est Le Plein de Super, cet étonnant et méconnu film d'Alain Cavalier, sorti en 1975, vu lors de sa ressortie en salles en 2004, sorte de raod-movie giscardien complètement en roue libre et très attachant.

J'ai déjà parlé plusieurs fois dans ce blog des cinéastes bis (Jean Rollin, Jess Franco, Russ Meyer ...) qui, malgré leurs maladresses formelles, expriment un vrai point de vue d'auteur et une sincérité rare. Par sa maîtrise du langage cinématographique, par son sens de l'image et par sa direction d'acteurs, Jacques Rozier ne rentre pas dans cette catégorie. Il la transcende. Rozier n'est pas un cinéaste bis, mais plutôt un cinéaste de la vie bis.

Chacun de ses films est un bijou d'originalité, une ode à la différence sur laquelle souffle un réjouissant vent de liberté.

Tout est là : évasion et émotion

Il faut maintenant que j'arrive à mettre la main sur ses deux oeuvres de fiction que je n'ai pas encore vues : Fifi Martingale et Nono Nénesse (quels titres !). Le premier est un long-métrage projeté à la Mostra de Venise en 2001 et jamais sorti en salle, le deuxième étant un moyen métrage de 1975 avec Bernard Menez, Jacques Villeret et cette chère et regrettée Caroline Cartier. Pas sortis en salle, pas parus en DVD, pas diffusés à la TV, ces films vont être assez ardus à trouver.

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